Essais montaigne
Considérons donc pour cette heure l'homme seul, sans secours étranger, armé seulement de ses armes, et dépourvu de la grâce et connaissance divine, qui est tout son honneur, sa force, et le fondement de son être. Voyons combien il a de tenue en ce bel équipage. Qu'il me fasse entendre par l'effort de son discours, sur quels fondements il a bâti ces grands avantages, qu'il pense avoir sur les autres créatures. Qui lui a persuadé que ce branle admirable de la voûte céleste, la lumière éternelle de ces flambeaux roulant si fièrement sur sa tête, les mouvements épouvantables de cette mer infinie, soient établis et se continuent tant de siècles, pour sa commodité et pour son service ? Est-il possible de rien imaginer de si ridicule, que cette misérable et chétive créature, qui n'est pas seulement maîtresse de soi, exposée aux atteintes de toutes choses, se dise maîtresse et impératrice de l'univers ? Duquel il n'est pas en sa puissance de connaître la moindre partie, tant s'en faut de la commander ? Et ce privilège qu'il s'attribue d'être seul en ce grand bâtiment, qui ait la suffisance d'en reconnaître la beauté et les pièces, seul qui en puisse rendre grâces à l'architecte, et tenir compte de ce qui se crée et se perd dans ce monde : qui lui a scellé ce privilège ? Qu'il nous montre des patentes lettres de cette belle et grande charge. Ont-elles été octroyées en faveur des sages seulement ? Elles ne touchent guère de gens. Les sots et les méchants sont-ils dignes de faveur si extraordinaire ? Et, étant la pire pièce du monde, d'être préférés à tout le reste