Jurisprudence
E N
D I R E C T
CNRS INFO • N° 396 SEPTE MBRE 2001
UNE HISTOIRE « CLINIQUE » DE LA JURISPRUDENCE
Au cours des XIX e et XXe siècles, le tribunal civil a vu s’échouer d’innombrables plaintes. Des milliers de dommages privés y ont été publiquement exposés, discutés, avant d’être avalés par « l’ogre » du jugement. Jean-François Laé, sociologue*, s’est intéressé au recueil des jugements publiés depuis le début du XIXe siècle, véritable anthologie de la jurisprudence. Dans le livre qu’il publie en septembre, L’ogre du jugement. Les mots de la jurisprudence, la rigueur du travail de recherche n’efface pas l’émotion du chercheur devant cette extraordinaire collection de récits d’heurts et de malheurs relatés par les magistrats. Depuis 1800, la jurisprudence doit être motivée : pour justifier une décision de justice, l’événement est raconté et simultanément identifié par des concepts juridiques, la narration de ce qui s’est passé devient obligatoire. Afin de convaincre les parties et parce que la loi les y oblige, les magistrats examinent et racontent par le menu la grisaille des jours, la disposition des lieux, les médiocrités ordinaires, les scènes, les situations, les dispositifs affectifs, les relations problématiques. Sombres affaires de famille, de violences subies ou infligées, histoires d’enfants abandonnés, de parents maltraités, d’époux disparus, d’avortements dramatiques, mais aussi d’accidents, d’imprudences, de négligences… le droit ne cesse d’être confronté à des corps en mouvement, gémissants et tourmentés, qui surgissent dans la jurisprudence. Les « attendus » de jugement sont apparemment froids et linéaires et pourtant, à la lecture des récits jurisprudentiels, les notes du sociologue, comme dans certaines enquêtes de terrain, se remplissent de mots, d’observations, de contrastes d’émotion devant ces fragments de vies énigmatiques, bouleversées, brisées, traversées par une mémoire sinueuse. Car ce qui intéresse ici le