Mercure
*1988*
Lotus16.
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Tout contre E.
JOURNAL DE HAZEL
Pour habiter cette île, il faut avoir quelque chose à cacher. Je suis sûre que le vieux a un secret. Je n’ai aucune idée de ce que ce pourrait être ; si j’en juge d’après les précautions qu’il prend, ce doit être grave. Une fois par jour, un petit bateau quitte le port de Nœud pour gagner MortesFrontières. Les hommes du vieux attendent au débarcadère ; les provisions, le courrier éventuel et cette pauvre Jacqueline sont fouillés. C’est cette dernière qui me l’a raconté, avec une indignation sourde : de quoi peut-on la soupçonner, elle qui est au service du vieux depuis trente ans ? J’aimerais le savoir. Ce rafiot, je l’ai pris une seule fois, il y a bientôt cinq ans. Ce fut un aller simple et il
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m’arrive de penser qu’il n’y aura jamais de retour. Quand je murmure dans ma tête, je l’appelle toujours le vieux : c’est injuste car la vieillesse est loin d’être la caractéristique principale d’Omer Loncours. Le Capitaine est l’homme le plus généreux que j’aie rencontré ; je lui dois tout, à commencer par la vie. Et pourtant, quand ma voix intime et libre parle à l’intérieur de moi, elle le nomme «le vieux ». Il y a une question que je me pose sans cesse : n’eût-il pas mieux valu que je meure il y a cinq ans, dans ce bombardement qui m’a défigurée ? Parfois, je ne puis m’empêcher de le dire au vieux : — Pourquoi ne m’avez-vous pas laissée crever, Capitaine ? Pourquoi m’avez-vous sauvée ? Il s’indigne à chaque fois :
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— Quand on a la possibilité de ne pas mourir, c’est un devoir que de rester en vie ! — Pourquoi ? — Pour les vivants qui t’aiment ! — Ceux qui m’aimaient sont morts dans le bombardement. — Et moi ? Je t’ai aimée comme un père depuis le premier jour. Tu es ma fille depuis ces cinq années. Il n’y a rien à répondre à cela. Cependant, à l’intérieur de ma tête, il y a une voix qui hurle : «Si vous êtes mon père, comment osezvous coucher avec