Philo explication bergson
« Mes sens et ma conscience ne me livrent donc de la réalité qu’une simplification pratique. Dans la vision qu’ils me donnent des choses et de moi-même, les différences inutiles à l’homme sont effacées, les ressemblances utiles à l’homme sont accentuées, des routes me sont tracées à l’avance où mon action s’engagera. Ces routes sont celle où l’humanité entière a passé avant moi. Les choses ont été classées en vue du parti que j’en pourrai tirer. Et c’est cette classification que j’aperçois beaucoup plus que le contour et la forme des choses [...] L’individualité des choses et des êtres nous échappe toutes les fois qu’il ne nous est pas matériellement utile de les apercevoir. Et la même ou nous la remarquons (comme lorsque nous distinguons un homme d’un autre homme), ce n’est pas l’individualité même que notre œil saisit, c'est-à-dire une harmonie tout à fait originale des formes et des couleurs, mais seulement un ou deux traits qui faciliterons la reconnaissance pratique. Enfin pour tout dire, nous ne voyons pas les choses même ; nous nous bornons, le plus souvent à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’effet du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elles et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitive et les mille résonnances profondes