Annie ernaux - la femme et le noir
Elle est la seule femme qui ait vraiment compté pour moi et elle était démente depuis deux ans. […] C’est une entreprise difficile. Pour moi, ma mère n’a pas d’histoire. Elle a toujours été là. Mon premier mouvement, en parlant d’elle, c’est de la fixer dans des images sans notion du temps : « elle était violente », « c’était une femme qui brûlait tout », et d’évoquer en désordre des scènes, où elle apparaît. Je ne retrouve ainsi que la femme de mon imaginaire, la même que, depuis quelques jours, dans mes rêves, je vois à nouveau vivante, sans âge précis, dans une atmosphère de tension semblable à celle des films d’angoisse. Je voudrais saisir aussi la femme qui a existé en dehors de moi, la femme réelle, né dans le quartier rural d’une petite ville de Normandie et morte dans le service de gériatrie d’un hôpital de la région parisienne. Ce que j’espère écrire de …afficher plus de contenu…
Ma mère s’est efforcée de se conformer au jugement le plus favorable porté sur les filles travaillant en usine : « ouvrière mais sérieuse », pratiquant la messe et les sacrements, le pain bénit, brodant son trousseau chez les sœurs de l’orphelinat, n’allant jamais au bois seule avec un garçon. Ignorant que ses jupes raccourcies, ses cheveux à la garçonne, ses yeux « hardies », le fait surtout qu’elle travaille avec des hommes, suffisaient à empêcher qu’on la considère comme ce qu’elle aspirait à être, « une jeune fille comme il faut ». La jeunesse de ma mère, cela en partie : un effort pour échapper au destin le plus probable, la pauvreté sûrement,